N°115: Dos hoyz fun lyalkes [La Maison de poupées]

 

Titre : Dos hoyz fun lyalkes [La Maison de poupées]

Auteur : Katzetnik

Lieu : Buenos Aires, Union des Juifs Polonais en Argentine

Année : 1955

N° : 115

Nombre de pages :

Présentation de l’ouvrage

La maison des poupées est composé de 51 chapitres, qui tissent une représentation de la Shoah divisée en deux lieux et deux temps : le ghetto et le camp. Le récit du ghetto est centré sur le personnage de Daniella, une jeune fille de quatorze ans. Partie en voyage scolaire à Cracovie à la fin de l’été 1939, elle a été contrainte de fuir lorsque la guerre a éclaté. Elle a ensuite été envoyée dans un ghetto – qui est divisé en plusieurs « quartier Juifs » – où elle a travaillé dans une usine de triage de vêtements. Son frère aîné Harry se trouve dans le même ghetto (mais dans un quartier différent) et il lui rend visite une fois par semaine.

Le récit du ghetto dans La maison des poupées met en scène deux regards : tout d’abord, celui de Daniella, qui est conjugué à la troisième personne du singulier et entremêle le passé et le présent – ses souvenirs d’enfance et d’avant-guerre au fil desquels elle évoque sa famille dont elle a été séparée à la suite du voyage scolaire (elle s’attarde en particulier sur son frère Harry pour qui elle a un amour sans borne) ; des fragments de son journal intime (précédés dans le texte de la mention « Extrait du journal de Daniella ») qu’elle écrit dans le ghetto ; son quotidien dans ce lieu : son travail à l’usine, qui garantie sa survie (puisque ce n’est qu’en travaillant qu’elle peut éviter la déportation) ; les personnes avec qui elle partage une chambre (il y a, notamment, une jeune femme prénommée Fella – que l’on retrouve par la suite dans le camp – qui assure sa survie en se prostituant auprès des membres de la milice juive du ghetto). À ce regard vient se greffer celui d’un narrateur ou témoin invisible, qui n’est jamais nommé, et qui détaille le fonctionnement du ghetto : la « collaboration » du Judenrat – présentée ici comme un véritable instrument dans le processus de destruction – et le statut privilégié de ses membres et de leur familles ; la nécessité de travailler afin d’éviter la déportation ; la rafle ou « Aktion » à l’intérieur du camp à la suite de laquelle les juifs sont déportés. Le récit du ghetto s’achève avec une « Aktion » contre les filles du ghetto (et, plus précisément, les plus jolies filles) ; Daniella et sa camarade Fella, qui figurent toutes les deux sur la liste (dressée, précise le narrateur, par le Président du Judenrat), sont déportées vers un camp d’extermination. Le passage au récit du camp engendre une modification narrative car nous avons à présent trois points de vue différents (qui font chacun l’objet de chapitres distincts et qui sont chacun conjugué à la troisième personne du singulier) : celui de Daniella ; celui de Harry (qui a été déporté peu de temps avant sa sœur) ; celui de Fella. A ses trois regard se greffe le regard du « témoin » ou narrateur invisible du récit du ghetto, qui rend sensible le fonctionnement du camp dès l’arrivée de Daniella : il évoque, par exemple, la logique perverse qui sous-tend l’arrivée de chaque transport – à savoir, l’arrivée de nouvelles détenue signifie la mort des anciennes détenues, qui sont envoyées à la chambre à gaz).

Initialement envoyée dans la section du « Travail » du camp, Danielle est rapidement transférée de l’autre côté du camp dans la « Maison de Poupée », le bordel du camp (nommé le « Service du Plaisir ») où cinquante jeunes filles sont mises à la disposition de soldats allemands. Après avoir subie une stérilisation forcée – l’auteur ne nous épargne aucun détail – Daniella est donc contrainte à devenir esclave sexuelle. C’est dans cette « Maison de Poupée » qu’elle retrouve Fella. Cette dernière, poussée par une volonté de survie et de vengeance, réussit à être engagée comme servante de la commandante du camp. Par son statut privilégié, elle essaie non seulement d’assurer la survie de Daniella, mais lui permet aussi de continuer à « témoigner » en lui procurant un carnet et un stylo. Harry, quant à lui, se trouve dans le même camp, mais la section des hommes. De façon analogue à Fella, il occupe une position privilégié dans la mesure où il a été nommé « docteur » de l’infirmerie. Se sentant coupable d’échapper ainsi au travail forcé, Harry s’occupe du mieux qu’il peut des malades et donne aussi une partie de sa ration alimentaire à plusieurs détenus qui avaient été dans le ghetto avec lui. En outre, en tant que « docteur », Harry devient ici le témoin direct du processus de destruction physique et morale inhérent au camp. Plus précisément, son regard rend sensible le passage de l’humain au Musulman – cette figure de l’extrême (rendue célèbre par Primo Levi) de la dégradation intellectuelle et physique des détenus dans les camps.   Ainsi, le récit du camp dans La maison des poupées juxtapose deux visions de cet univers : le Musulman et l’esclave sexuelle. En outre, ces deux mondes se rejoignent à la fin du livre lorsque Daniella et Harry se croisent dans le camp des hommes : ni l’un ni l’autre ne savait qu’ils se trouvaient dans le même camp, mais tous deux avaient déjà commencé à renoncer – tel un Musulman – à la vie. Le livre s’achève sur leur morts respectives et seule Fella est en vie. Elle incarne ainsi le dernier témoin, comme le suggère son dernier geste, sur lequel se clôt le récit : après avoir assisté à la mort (volontaire) de Daniella, qui est abattue par un SS pour s’être dirigée vers les barbelés du camp, Fella cache le journal de cette jeune fille afin qu’il soit préservé.

 

Configuration d’écriture

L’auteur a grandi dans une famille hassidique et il a étudié dans une yeshiva, ainsi qu’à l’Université de Varsovie. En 1931, il a publié un recueil de poésie en yiddish et il semblerait qu’il ait été connu – dans la communauté juive – pour ses talents de musicien et de poète. La question du rapport de l’auteur et de l’ouvrage à la langue yiddish constitue en quelque sorte une zone d’ombre. Nous pouvons supposer que le yiddish était sa langue maternelle. Toutefois, dans La maison des poupées, il ne subsiste aucune trace (culturelle, linguistique ou autre) de l’ancien monde judéo-polonais.

 

Le livre est donc entièrement centré sur la Shoah. L’auteur écrit dans l’immédiat après-guerre. Katzetnik a commencé par écrire un premier récit, La salamandre, rédigé en Italie en 1946 alors que l’auteur était dans un hôpital de l’armée anglaise avant son émigration. Cet écrit constitue déjà une ébauche de La maison des poupées (on y trouve le même personnage principal). La trame de ces deux œuvres est semi autobiographique, tout en laissant planer délibérément l’ambiguïté sur la part de vérité et la part de fiction. Dans La maison des poupées, on suit la trajectoire de Daniela, d’abord interné dans un ghetto lorsqu’éclate la guerre en 1939, où elle travaille à l’usine, puis, suite à une Aktion, la déportation dans un camp d’extermination, où elle est contrainte de se prostituer dans un lieu nommé « la maison des poupées ». Le récit entremêle les voix de Daniela, celle de son frère Harry, interné comme elle dans le ghetto puis dans le camp, où il travaille comme médecin à l’infirmerie, et celle d’un narrateur omniscient.

Le choix d’une écriture fictionnelle, si elle surprend au regard du témoignage tel qu’il va s’imposer par la suite, et qui repose sur l’authenticité de l’expérience du témoin, s’inscrit dans une des tendances de l’écriture du génocide telle qu’elle émerge dans le monde judéo-polonais au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Ce qui différencie ce récit des précédents, c’est sa coloration volontairement choquante, qui s’appuie sur un aspect déviant à l’intérieur même de la déviance que constitue l’ensemble des exactions nazies contre les Juifs. La couverture de l’ouvrage en yiddish montre une femme qui a une inscription « feld hure », qui signifie « pute du régiment » sur la poitrine. « Feld Hure » est aussi le titre du vingtième chapitre du livre, le seul à ne pas être écrit en caractères hébraïques.

En cela, cette œuvre annonce une tendance à venir, celle d’une esthétisation sadomasochiste qui sera reprise sous différentes formes, notamment cinématographiques, et marquera la représentation du nazisme à partir des années soixante dix : l’exemple le plus connu de cette veine sera représenté par le film Portier de nuit, de Liliana Cavani, sorti en 1974 et qui fit scandale, dans lequel une ancienne déportée et le nazi dont elle avait été la maîtresse se retrouvent après la guerre (en 1957) et reprennent leur liaison. La coïncidence entre la période où se situe l’action du film et celle de la publication de l’ouvrage font de celle-ci un tournant : dix ans après la guerre, on n’est plus dans une continuité du temps de la guerre, comme c’était le cas pour les premiers témoignages, une autre vie a repris pour les survivants, et le passé revient sous une forme moins documentaire, plus fantomatique, voire fantasmatique. Cependant, ce qui ne cesse d’étonner vu depuis notre regard contemporain est que La maison des poupées ait été reçue plus comme un document que comme un roman ; c’est en effet ce à quoi tendait la stratégie mise en place par l’auteur à travers la référence à Anne Frank et le caractère descriptif et référencé du récit. Cette dimension a dominé au point de faire entrer l’œuvre dans les programmes scolaires israéliens, malgré son caractère licencieux. Elle n’a pas été non plus – pour en revenir à la collection – commentée puisque l’ouvrage ne comprend ni préface ni postface.

Katzetnik et Wiesel, à l’origine d’un tournant

La maison des poupées paraît dans la collection presque simultanément d’un autre écrit, la version yiddish du témoignage d’Élie Wiesel (n°117). Ces deux écrits partagent de nombreux points communs. Du point de vue de l’écriture, ils s’inscrivent dans un moment précis de l’histoire du témoignage, où coexistent différentes expérimentations tandis que certains canons commencent à s’affirmer. Leur date, quasiment simultanée, de publication, n’est pas due au hasard : Wiesel avait commencé à écrire sur sa déportation déjà à Buchenwald, où il sera interné à la Libération. Il décide de le publier dix ans après car il « voit que le monde oublie ». Quant à la publication de La maison des poupées, elle résulte d’une maturation d’écriture. Impératif mémoriel et contexte éditorial se conjuguent pour permettre la réception de ces deux écrits, presque simultanément dans le monde yiddishophone et dans le monde occidental, mondes régis alors par des logiques distinctes et qui ne communiquaient – sauf exception – pas entre eux.

Le tour de force réalisé par Wiesel et par Katzetnik, celui d’une réception simultané dans ces deux espaces apparemment disjoints, parce qu’il se produit deux fois, par le truchement de deux œuvres, n’apparaît pas comme accidentel. Au-delà de ces deux écrits, devenus tous deux des best seller dès leur sortie, le caractère remarquable de la personnalité de leurs auteurs contribue à en faire non seulement des écrivains, mais des figures clefs du témoignage d’après la Catastrophe.

Katzetnik fut comme on le sait l’un des témoins du procès Eichmann. Son témoignage est l’un des plus connus puisqu’il s’est évanoui après avoir prononcé les mots « je me souviens », et que cette séquence a par la suite été diffusée chaque jour de commémoration de la Shoah (Yom Hashoah) en Israël. C’est également lors du procès qu’a été révélé son identité d’écrivain, que la jonction s’est opérée entre le témoin du procès et l’auteur de La maison des poupées. Le procès Eichmann constitue en lui-même, comme l’a montré Annnette Wieviorka, un tournant dans la perception de la Shoah qui devient un événement universel, et marque l’avènement de la figure du témoin comme centrale dans cette configuration. À ce titre, Katzetnik, à travers les circonstances de sa participation au procès, joue un rôle clef dans la mise en place de ce dispositif. Son œuvre d’écrivain, qui a culminé quelques années avant avec la publication de La maison des poupées, apparaît comme un autre canal de mise en œuvre du témoignage. En réunissant ces deux facettes, disjointes par le jeu des pseudonymes, Katzetnik apparaît comme un témoin total.

Ainsi, ces deux écrits apparaissent comme des œuvres charnières, à plusieurs niveaux: publiées toutes deux presque simultanément (mais pas dans le même sens) dans la sphère yiddishophone à travers la collection « dos poylishe yidntum » et dans d’autres langues de la diaspora judéo-polonaise de l’immédiat après guerre, elles réalisent, chacune à leur manière mais au même moment, une transition entre une forme d’écriture en voie de disparition, le « document sur la Catastrophe » en yiddish, et une autre en pleine émergence, le « témoignage de la Shoah ». C’est cette mutation qui nous semble intéressante à interroger : alors que par le prisme de la collection – la plus ambitieuse et la plus centrée sur les écrits de la Catastrophe à son époque – au milieu des années cinquante, le « document sur la Catastrophe » apparaît comme un genre en voie d’extinction, en partie à cause de la lassitude du lectorat pour cette thématique comme le déplore Marc Turkow, c’est à ce moment précis qu’il émerge dans le reste du monde, avec une réception inverse due à un faisceau d’événements qui préparent le public non yiddishophone et plus largement non juif à ce type de lecture.

Si La Nuit constitue l’exemple le plus célèbre de cette métamorphose, la présence quasiment simultanée du récit de Katzenik, montre qu’il se passe à ce moment là un phénomène qui dépasse le cas particulier. Dans les deux cas, la rencontre entre une bildung judéo-polonaise typique de la première moitié du 20è s, à savoir l’éducation traditionnelle hassidique suivie d’un intérêt pour la culture et la littérature juive contemporaine, d’une part, et de l’expérience de la déportation et de l’extermination de membres proches de la famille, d’autre part, se place à l’origine d’une élaboration littéraire tributaire de ces deux dimensions, et constituée par étapes (le récit antérieur pour Katzetnik, la double version pour Wiesel). Ces deux exemples, qui constituent des cas à part à l’échelle de la collection, sont l’indice d’une continuité entre le « document sur la catastrophe » des années d’après-guerre en yiddish et l’émergence de l’écrit de témoignage de la Shoah et de la figure du témoin sur la scène internationale. Cette continuité nous semble importante à souligner pour contrebalancer l’idée d’un surgissement ex nihilo d’écrits de témoignages et de figures de témoin après des années de silence. Elle encourage à la prise en compte des écrits très nombreux produits dans la sphère yiddishophone et à la présence de cette culture chez des auteurs ayant écrit une partie de leur œuvre dans cette langue ou ayant seulement été imprégné par cette culture, dans l’émergence de la littérature de la Shoah.

Crédit

Rédaction : Jennifer Cazenave et Judith Lindenberg

Édition : Judith Lindenberg